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Les couleurs de la sauge

Du pourpre

Tout, mais véritablement tout est suspendu dans les airs, poils de chat. Des voix rassemblées autour du tournant le plus serré d’une rue en lacets. Nous sommes debout, à l’arrière de la foule. Tu as des marques sur les mains, des cicatrices sur ton cou, sur ta tête. Retiré… Tu portes le trench-coat qui te donne de larges épaules, celui que ton ex-femme et toi aviez acheté ensemble environ dix ans auparavant. Ta posture, ton allure, un air d’usure. Peut être que c’est mieux, mieux pour moi de m’y habituer encore une fois. Vite… Je me rappelle à ces souvenirs, comme ça.

Nous étions tous deux écrasés sous le poids du trio, supportant à la fois nos propres êtres et celui d’une femme, d’un mari. Cœurs et mains pleines. Le jour où la liberté de nos silences a coïncidé, malgré le claquement des volets de notre appartement bon marché. Les tirades, nous les avions mémorisées dans le décor de deux maisons différentes. Les planchers, toujours froids. N’y marche pas nu-pied, c’est … trop.

Je ne m’attendais pas non plus à te voir. Qu’il y ait des rencontres qui figeaient tout ce monde, tout ce qu’il y avait autour. J’ai même fait un ou deux pas en arrière, tu m’as certainement vue. Chaque souvenir que j’avais enseveli profondément a jailli comme une tornade, une rafale catastrophique, j’ai tenu bon. Ah, les histoires qui ont déferlé de ton visage gris, j’ai tout vu à travers ta moustache. J’ai mesuré ta distance sans retour, un froid glacial, qui écarte toute résolution. Je me suis penchée sur ton cou, pour sentir l’intérieur de ton collet. Des odeurs de Je ne rentrerai pas ce soir, les frais de scolarité des enfants, l’orangerai de ton père, le dessous des ongles de ta femme. Heureusement, mon nez a su déceler sous toutes des odeurs la tienne, une odeur de citron et de gingembre. J’avais l’habitude de reconnaître ton visage dans les magazines, tu ne sortais pas beaucoup, mais dans les places où je pouvais entendre ta voix, je t’attrapais. Tu étais entouré de femmes laides et de vétérans dont l’usage du tabac tachait la barbe de jaune. Après avoir fini de lire tes poèmes, tu ramassais tes papiers, tu conversais avec ceux autour de toi. J’attendais dans mon coin, pour que tes yeux croisent les miens, sinon je me cachais juste au moment où tu te retournais. Une nuit, je t’ai suivi au bar, je me suis mélangée à la foule pour décider ensuite de partir. Au moment où je m’apprêtais à me lever, tu m’as remarquée. Je me suis départie de la honte qui me tenait d’une main ferme, et j’ai dit mon nom.

Nous avons partagé un lit. Nous avons même arrêté de changer les draps à temps. Endormis avec les soupirs d’hier. Elle dans tes bras, moi dans les tiens. Tu voulais une chambre, un monde, une place où mettre nos corps. Tu as loué cet appartement. Il y avait ton nom dans le contrat. Tu as mis les rideaux et acheté une causeuse. J’ai choisi le lit. Les verres, les assiettes, les cendriers. Difformes, chacun différent. Tes livres en pile ici, un bureau. Rasoirs, lotions. J’ai pris l’initiative, j’ai rempli le bain ébréché d’eau. Là-bas, j’ai passé du temps même si j’y étais seule, en avant-midi. Tu m’as acheté des pantoufles.

Quand je t’ai regardé, des mains noires comme de l’encre se sont refermées sur mon cœur. Je me suis étranglée avec des câbles. Je vois les couleurs disparaître, l’harmonie se défaire, un cœur pourrir. Je pourris de l’intérieur. Dans ma bouche bourdonnent des mouches. Ma tête se soulève de ton cou et je vomis sur tes chaussures. Au début, je ne savais pas quoi faire quand nous étions seuls. Pour franchir le seuil de ta maison, je rentrais par le balcon. Quel désir allais-je avouer, quelle passion allais-je me permettre, comment me présenter à toi ? Mes yeux, allaient-ils rester ouverts lorsque je me pencherai pour un baiser ? Soupirer ou crier, ou alors rester silencieuse ? Retourner à une version connue de moi-même ou me créer de toute pièce, une nouvelle version de toutes les femmes que j’avais d’abord été ? J’étais couché, là, et je ne pouvais décidé si je devais prendre les devants ou agir comme une novice, inconsciente de nos corps, ou alors emprunter l’attitude exagérée d’une prostituée. Tu m’as donné la note. En me m’empoignant les cheveux, avec toute ta force, tu m’as redressée. Mes yeux sont restés grand ouverts après cela.

Deux enfants sont arrivés et tu les as mis dans le droit chemin. Les oignions tournaient alors au rose, les beaux sofas, les manucures. Moi, celle que tu frappais, assise sur le trottoir, j’étais insomniaque, déshydratée et affamée. Des phrases écourtées, un manque de poésie, beaucoup de promenades sur la plage, l’estomac noué. Des photographies de notre voyage en Sibérie qu’on avait planifié sont restées. Même ton visage s’est effacé de ma mémoire. J’ai oublié la rudesse de ton affection qui me liait les mains, me suspendait au plafond. J’ai supprimé les descriptions qui me disaient quoi faire au lit. Tu appartenais au passé, sous la poussière. 

Tu attrapes mon visage, essayes d’attraper ce que j’ai dans la bouche. De peur que je m’étouffe. Tu m’apportes au taxi. On est dans une chambre d’hôtel de seconde classe. Pourquoi ne m’as-tu pas amenée à l’hôpital ? 

De la peau que je savais être mienne, de ce que je savais qu’elle cachait, de mes cheveux, de mes veines, de ma sueur, tu as formé quelque d’autre que moi. Je ne m’en rappelle plus vraiment maintenant. Je me rappelle d’essayer avec angoisse de comprendre où tu étais dans la chambre, les yeux bandés. La chair de poule, le froid. Mais j’ai des pantoufles. Tu es derrière moi, recourbé sur la causeuse. Alors, les pantoufles, une par une, sont retirées de mes pieds. Tout ce que tu m’as enlevé bloque le drain. L’eau stagne. Grise, Sale, savonneuse. Je vois des jambes entre les miennes. Ta sueur comme l’eau qui coule.

J’ai froid, je suis pâle. Tu essayes de me réchauffer, tu me déshabilles et me frottes. Citron, Gingembre. La sueur s’accumule, l’odeur de citron, de gingembre s’intensifie. J’aimerais que tu me frottes plus vigoureusement, encore. Je voudrais que tu laisses ta marque. Je tremble, mais j’exagère mon tremblement. Pour que tu t’inquiètes. Frotte-moi plus, je dis, Je me réchauffe. Tu obéis. Tu me frictionnes, ça tourne vert, une ecchymose. Les jours passent et je change au mauve.



 Au Jaune

Ils étaient tellement différents qu’il n’y avait aucune chance qu’ils se rencontrent par hasard tant la distance qui les séparaient était grande, tant ils n’avaient aucune affinité. Ils n’étaient jamais côte à côte dans la rue, même par coïncidence. Mais ils viraient jaune au même moment, c’était la seule chose qui les liait. Leurs deux visages laissaient deviner ce secret que l’un et l’autre partageaient. Ils jouaient le jeu. Après un moment, l’homme oubliait même qu’il changeait de couleur. La femme, par contre, pressait son ventre en contraction.



Au rouge

Ils parlent ensemble de ce qu’ils feront après avoir baisé à chaque stop du train transsibérien. Ils s’imaginent la toundra, la glace, la viande, les chevaux; ils se racontent les enfants aux yeux bridés et leurs pommettes roses, les épées, les mythes, les shamans… Ils rajoutent de l’encens et s’endorment. Leurs orteils s’entremêlent dans leur sommeil et les cuisses de la femme pressent sur l’entrejambe gonflé de l’homme. Son corps glisse du lit, elle se rendort. Lorsqu’elle rêve, elle donne des coups de pied et frappe celui qui sommeille à ses côtés, parfois elle lui tire les cheveux, lui écorche le visage, l’étrangle. L’homme ne dort qu’à demi, il se lève au milieu de la nuit pour uriner, sans pour autant pouvoir faire disparaître son érection. Il la réveille. Ils rejouent la même scène que cet après-midi, mais de manière plus sauvage maintenant.

Si la journée passée dans la chambre s’allonge, le soleil finit par s’étaler sur le mur vers trois heures, il laisse ensuite toujours la place à la lune vers huit heures.

La porte est barrée à double tour, et la clé reste dans le verrou.

La femme fait le lit avec les draps fraichement lavés qu’elle garde roulés dans son sac, l’homme tire les coins du lit et repasse les plis. Les taies d’oreiller, le duvet, lavés subrepticement. La couverture sur la causeuse. Les taches, les brûlures de cigarettes, les miettes. La journée passe dans la succession des pauses de Yoga.

Chien tête en bas.

La Pause de l’enfant.

Ardha uttanasa

De chien tête en bas, elle roule sur le côté, un salut au soleil grand ouvert, la pause du guerrier et c’est là, il ne peut résister et se jette sur elle. Il aime la prendre au début de la séquence -- au chien tête en bas.

Il cuisine la sauge. Elle marche dans chaque pièce avec une tasse de porcelaine dans la main. L’odeur forte les fait tousser. Après s’être léchés, s’être mordus et s’être griffé pendant des heures, la dernière pause est toujours la même : Savasana. Ils placent leurs paumes sur le tapis moelleux, et concentrent leur force sur leur épine dorsale, pour la fixer au sol. L’encens brûle, laisse ses cendres tomber. C’est ce désordre qui les libère, les éloigne de la propreté clinique des commodes.

  La femme, elle en terminer avec les pourquoi, étourdie par les effluves de leur baise. Elle ondule en harmonie avec la voix profonde et texturée du poème, en spirale autour du phallus. Le poète s’égare dans les noms, les vers, les mesures alors qu’elle se meut. D’un coup, elle arrête, une sorte d’illumination. C’est à ce moment qu’il lui attache les mains. Soit à l’avant, soit à l’arrière. Au plafond ou au sol. Une sorte de chaîne, très longue. Douleur. Il lui achète un chauffe-pied électrique pour la garder au chaud dans sa nudité. De l’air chaud enrobe ses pieds alors que son bas ventre recouvre sa tête. 

Halasana.

Asthangasana. 

Une étrange musique comme ambiance. Le mantra du poète. Lèvres aux orteils, sexes tournés au ciel, dents engouffrées dans les sous de bras, les cuisses autour de la tête. Immobilité de l’enchevêtrement. La seule fois où ils ont oublié la clé dans le verrou. La porte de stuc, sale, bon marché, trash. Son verrou inutile face à l’insistance d’une carte de crédit.

Peu importe la force de la passion, la persistance du tabou, la honte trouve son chemin vers la surface.

Nazli Karabiyikoglu est un auteur turc, résidant maintenant à temps plein en Géorgie, qui s'est récemment échappé de l'oppression politique, culturelle et sexiste en Turquie. Elle a contribué à créer le mouvement #MeToo au sein de l'industrie de l'édition turque, dont elle a ensuite été excommuniée. Titulaire d’un M.A. en langue et littérature turques de l’Université Bogazici, Karabiyikoglu a publié cinq ouvrages en turc et a récemment achevé la traduction de deux nouveaux ouvrages destinés à une publication internationale. Ayant remporté six prix littéraires dans son pays, elle écrit activement pour des magazines depuis 2009.

Traduit par Gäelle Cordeau

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