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Le Retraité
Comme tout au long de l'année, le soleil d'été tapait dans le désert de Sonora. Même si nous étions en novembre, le vieux thermomètre en verre qui pendait à la fenêtre de la supérette de mon père dépassait encore les trente degrés. L'air conditionné ne marchait plus mais papa refusait de le réparer car “les températures vont bientôt redescendre”. Cela faisait dix ans, depuis le décès de ma mère, qu'il répétait la même chose. Maman était la bricoleuse de la famille ; et sûrement par fierté chicano, mon père refusait d'admettre qu'il ne savait rien réparer, tout comme il refusait de payer quelqu'un pour faire le travail à sa place.
« Heu, excusez-moi ? demanda une femme en claquant sa boisson sur le comptoir, vous pouvez m'expliquer ce que c'est que ça ? » s'enquit-elle en me montrant le granité. C'était une habituée du magasin, une maman poule qui portait un cardigan et ses cheveux tellement tirés en arrière que s'en effaçaient presque les rides ayant à peine eu le temps de se dessiner sur son visage.
Je baissai les yeux sur la boisson, laquelle remarquai-je avait coulé et dégouliné sur l'étagère à briquets à côté de la caisse.
« Madame, ça s'appelle un granité. C'est une boisson glacée...
– Oui, je sais que c'est une boisson glacée, merci... Cône-swey-lo, dit-elle en marquant une pause pour lire mon badge.
– Consuela, la corrigeai-je, mais elle continua sans perdre une seconde. Ce que je veux savoir, c'est pourquoi est-ce que c'est liquide, annonça-t-elle en levant les yeux tout en tapotant ses ongles manicurés sur le comptoir.
– Madame, quand quelque chose de glacé, comme votre boisson, reste dans un endroit où la température est dans les trente degrés, dis-je en montrant le thermomètre sur la fenêtre, eh bien cette chose a tendance à... fondre. »
Sharon, ou était-ce Barbara, n'accepta pas ma réponse et partit, vexée, en me soutenant qu'elle laisserait un avis négatif sur Yelp quand elle serait rentrée chez elle. Je la crus, évidemment, puisqu'elle en avait écrit au moins un par semaine au cours des huits derniers mois. Elle m'avait même conseillé à plusieurs reprises d'utiliser un autre nom sur mon badge pour que je n'aie pas “l'air illégale”. Je ne savais pas bien pourquoi elle n'allait pas à la supérette Circle K d'en face, mais j'avais autre chose à faire que de lui demander.
« Aye, chihuaha, c'est quoi son problème ? demanda celle qui était alors l'unique cliente du magasin. Elle s'appelait Alejandra et travaillait au salon de tatouage d'à côté.
– Son granité a fondu, répondis-je en affichant une moue soucieuse. Elle déposa ses achats habituels sur le comptoir, une boisson énergisante et un roulé au miel, tandis que je m'occupais de son paquet de menthols et de ses deux jeux à gratter – ceux avec les catcheurs dessus. Ça fera 13,78 dollars, s'il te plaît. »
Pendant qu'Alejandra fouillait son sac à la recherche de son porte-feuille, la clochette au dessus de la porte retentit. Sous celle-ci entra quelqu'un qui, je le savais, ne pouvait être du coin. Un homme d'âge bien mur à l'apparence stéréotypée du retraité, incluant les claquettes-chaussettes ; il avait tout l'attirail de celui qui se ferait agresser par le groupe d'enfants de CM1 installés dans l'allée entre le magasin d'Ali et le mien.
« Mate-moi ce gars-là, m'interpela Ali en rigolant discrètement. Elle me passa un billet de vingt sans lâcher l'étrange homme des yeux.
– Où est-ce que ces mecs chopent ces chemises tropicales si moches, à ton avis ? » demandai-je, étouffant un rire. J'entrai le montant et récupérai la monnaie du tiroir à peine fut-il violemment éjecté de la caisse.
– Je parie qu'ils font partie d'un club, dit Ali, ouvrant déjà son nouveau paquet de cigarettes. Elle le tapa contre la paume de sa main et ouvrit le rabat. Tel un rituel, elle en prit une et la remit à l'envers dans le paquet avant d'en tirer une autre et de la placer derrière son oreille. Après un simple merci, elle sortit du magasin et partit poursuivre sa journée. Il ne restait alors plus que moi et ce retraité.
« N'hésitez pas si vous avez besoin de quelque chose », récitai-je avec la voix commerciale la plus superficielle possible. Il hocha la tête, fouillant le rayon magazine le plus proche de la porte. À plusieurs reprises il prit un magazine et grommela « non, non, pas ça » à voix basse. C'est à la seizième répétition que je sentis la nécessité d'intervenir.
« Vous êtes sûr que vous n'avez pas besoin d'aide, Monsieur ? lui répétai-je en m'approchant doucement de l'extrémité du long comptoir pour mieux le voir.
– Vous avez des cartes routières ? demanda-t-il finalement en me regardant. Il remonta, de son index recourbé, ses lunettes aux verres épais en haut de son nez.
– Ouais, enfin... Vous n'avez pas, genre, de téléphone portable ou un truc du genre ? » demandai-je, un peu surprise. Même mon abuela, qui avait eu quatre-vingt-treize ans en juin, avait un smartphone. Elle instagrammait même des photos de son pitbull, vieux lui aussi, plusieurs fois par jour.
Après avoir rapidement rangé les magazines dans le rayon, l'homme pivota et fonça sur moi.
Il chuchota : « C'est une question de sécurité nationale. J'ai besoin d'une carte de la région et de toutes les informations que vous pouvez trouver à propos d'attaques d'animaux dans un rayon de quatre-vingt kilomètres.
– Alors pas de téléphone, je suppose, répondis-je tout en hochant la tête et avançant ma main vers le gros bouton rouge sous le comptoir au cas où les choses venaient à empirer. Heu, ouais, on a des cartes près de la caisse, à côté des lunettes de soleil. Et, heu, je suppose que je peux chercher ça sur Google ?
– Oui, Google-moi ça, s'il te plaît, grogna-t-il, puis il alla chercher une carte.
– Qu'est-ce que vous cherchez en particulier ? demandai-je en naviguant dans le fil d'infos, des attaques faites sur des animaux ou des attaques faites par des animaux ? Parce qu'honnêtement, les deux sont plus fréquents que je ne l'aurais imaginé. Rien que la semaine dernière, cinq enfants ont été attaqués dans le désert, et sept fermiers locaux à quelques kilomètres de Tucson ont signalé que leur bétail a été massacré. Le bureau du shérif local a déclaré que c'était probablement à cause de la vague de chaleur et de la quasi-inexistence de la saison des moussons qui poussent les pumas à s'avancer dans les campagnes à la recherche de nourriture ou d'eau.
– Pile ce que je pensais. Parfait ! » s'exclama-t-il d'une frivolité inappropriée.
À l'évidence, il remarqua mon inquiétude et s'expliqua davantage :
« Je suis à la recherche de cette bête.
– Vous savez, comme je vous l'ai dit, le bureau du shér... commençai-je avant de me faire interrompre.
– Je sais, petite, mais ce n'est pas vraiment une affaire pour les forces de l'ordre, » dit-il sans réel ménagement. Et impoliment. Avant même que je puisse dire quoique ce soit d'autre, il sortit du magasin en courant, prenant la fuite avec ma carte touristique à quatre-vingt-dix-neuf centimes. Par pur principe, ou parce que je savais ce que mon père aurait dit, j'installai la pancarte « caisse fermée » et m'enfuis du magasin.
Dehors, les rues étaient vides et le trafic était minime ; pourtant, je ne le voyais nulle part. J'inspectai l'allée qui se situait à côté du magasin mais je n'y vis que des enfants jouant avec des chaînes et des battes. Je partis alors du principe qu'il ne serait pas passé par là, et étant donné qu'il n'était question que d'un morceau de papier à quatre-vingt-dix-neuf centimes, je finis par décider de le lui laisser. J'abandonnai, fis demi-tour et retournai à l'intérieur pour me servir un granité fondu.
* * *
« Et il est juste parti en courant ? » me demanda Javi le lendemain. Le vrai nom du gamin était Javier ; il venait de finir le lycée et travaillait souvent au magasin avec moi. Nous étions le lendemain de la venue du Retraité et je venais de montrer à Javi la vidéo de surveillance de la caméra d'au dessus de la caisse. Quelque chose m'embêtait toujours à propos de l'incident. Était-ce seulement les chaussettes dans les sandales ?
« Ouais, il me doit toujours les quatre-vingt-dix-neuf centimes, » me lamentai-je, même si je n'étais clairement pas si énervée que ça, sans lever les yeux de mon téléphone. J'étais occupée à taper sur mon écran, fouillant le web à la recherche d'un lien entre cet homme bizarre et ces étranges attaques d'animaux. J'avais trouvé, jusque là, un total de zéro réponse. Ne pas connaître son nom n'aidait évidemment pas ; je ne pouvais alors que rechercher « homme bizarre et animaux sauvages », « homme à sandales et animaux sauvages » ou encore « vieil homme recherche animaux ». J'avais mal choisi mes mots pour cette dernière recherche en particulier. Finalement, je retournai à ma recherche originelle d'attaques d'animaux afin de voir si j'avais raté quelque chose.
« Tu crois qu'il fait quoi, là maintenant ? dit Javi après un instant de calme.
– Bah, il voulait une carte de la région et m'a dit qu'il chassait ''la bête'', répétai-je, alors je suppose qu'il recherche une sorte de gros chat.
– Ah, dit-il.
Ouais, « ah ». Mais quelque chose me vint alors à l'esprit.
« Eh, Javi, dis-je en tapant son épaule d'un revers de la main, t'as déjà entendu parler du Chupacabra ?
– La légende urbaine ? Demanda-t-il en me lançant un regard confus.
– Regarde !» lui dis-je sans lui apporter de réponse. Sur la sixième page de ma recherche, j'avais trouvé un article datant de presque vingt ans qui déclarait qu'une série de meurtres ayant été classés comme étant des attaques de pumas était en fait l'œuvre du Chupacabra. Malgré l'absence d'une preuve photographique pour appuyer la déclaration, il y avait une photo d'un témoin d'une des attaques. Mon ventre se noua instantanément.
« Le Retraité, » cria Javi de stupeur. C'était bel et bien lui. Cette fois, il portait un costume ; pourtant, il n'avait pas l'air ne serait-ce qu'un jour plus jeune que lorsque je l'avais rencontré. Javier et moi échangeâmes un regard choqué, horrifié, confus – tout cela à la fois.
« L'agent spécial Gerald Krantz, apparu peu de temps après l'arrivée de la police locale sur le lieu du crime, soutient que ce que le fermier déclarait être le Chupacabra est certainement un coyotte sévérement atteint de la gale », lisais-je à voix haute en prenant le temps de bien retenir les informations.
« S'il pense qu'il ne s'agit que d'un coyote ou d'un puma, pourquoi est-ce qu'il s'y intéresse autant ? demanda Javi, surtout qu'il cherche encore, vingt ans après l'incident. Quelque chose cloche, Connie, je te le dis. »
Ses questions reflétaient les miennes qui étaient maintenant plus nombreuses qu'avant mes trouvailles.
Le Retraité semblait être la réponse à toutes nos questions mais je n'avais aucune idée de quoi faire de tout ça.
Le reste de la soirée, les affaires furent calmes. La monotonie d'un boulot en service client se faisait fortement sentir suite à une si étrange découverte. J'avais réapprovisionné les étagères, changé le réservoir de la fontaine à soda et passé la serpillère avant que l'accablante et grandissante angoisse qui pourrissait entre les murs du magasin ne m'avale tout entière.
« Javi, ça te dérange si je décale plus tôt ce soir ? » demandai-je tout en sachant qu'il accepterait. Être la fille du propriétaire du magasin ne me garantissait aucun poste haut placé dans la hiérarchie mais me permettait tout de même plus de liberté que les autres employés.
J'enlevai ma veste rose fluo sans attendre sa réponse et la jetai par dessus le comptoir, puis je sortis du magasin.
Ali se tenait debout dehors, en face de la vitrine de sa boutique, et fumait une cigarette. Avant même que je m'approchasse d'elle, elle sortit son paquet et me le lança. Je l'attrapai et en sortis une cigarette ; je la plaçai au coin de mes lèvres tandis que je cherchais un briquet dans ledit paquet.
Ali partit dans une envolée poétique à propos des difficultés que représente la vie d'artiste mais je peinais à me concentrer sur ce qu'elle disait. Le Retraité vagabondait encore dans mon esprit et me rendait plus que curieuse, m'amenant dangereusement au bord de l'obsession.
« Ali, tu penses que ça existe, le voyage dans le temps ? » demandai-je sans transition en la coupant dans son discours. Elle fut confuse par ma question mais après réflexion, elle répondit :
« Nan, ça rime à rien, dit-elle avec une grimace, tapottant sur sa cigarette pour en faire tomber les cendres.
– Et tu crois aux aliens ? continuai-je en tirant une latte sur la mienne.
– Nan, ça rime à rien non plus, répondit-elle en faisant de même. Ça va, Connie ?
Je gloussais sans vraiment savoir si j'allais bien. J'avais l'impression de devenir folle.
– Ouais, je pense que t'as raison, dis-je, amusée. Et... J'en sais rien. Repose-moi la question demain. »
Sur ce, je jetai d'une pichenette mon mégot dans le cendrier au dessus de la poubelle, puis partis.
* * *
J'étais presque arrivée à la maison lorsque je reçus l'alerte. Je fus notifiée par l'application d'infos locales qu'un autre enfant avait été attaqué au sud du parc national de Saguara, à l'autre bout de la ville. J'étais à un feu rouge et, relisant sans cesse la nouvelle, j'avais raté le feu vert. L'homme derrière moi s'énerva sur son klaxon et me fit sursauter. Je mis le pied au plancher et décolla en un dérapage strident.
Je mis mon clignotant au feu suivant, prête à prendre la prochaine à droite pour rejoindre mon immeuble. Je m'approchais de plus en plus de l'intersection jusqu'à passer complètement devant. Mon énervement se fit voir du mouvement de tête que je m'adressai à moi-même, puis je me mis à marmonner, à voix basse, un chapelet d'insultes. J'allais le faire. J'allais retrouver le Retraité.
Vingt minutes passèrent entre ma rapide prise de décision et mon arrivée au parc. J'avais remis en question ma décision une douzaine de fois entre chaque feu de signalisation mais ma curiosité morbide me poussait à continuer d'avancer et à entasser mes doutes dans un casier tel un minable entre chaque cours. Cette métaphore aurait bien sûr pu paraître étrange au vu de mon âge mais mon état d'esprit de lycéenne ressortait souvent lorsque j'étais stressée. Aujourd'hui encore j'ai du mal à regarder un adolescent qui porte un blouson aviateur droit dans les yeux.
* * *
Le soleil s'apprêtait à se coucher lorsque je suis arrivée au parc national de Saguaro. Les services d'urgence remballaient leurs affaires et s'en allaient. Ils avaient envoyé la fillette blessée aux urgences mais son pronostic vital n'était pas engagé. Il n'y avait alors que trois voitures sur le parking : la mienne, une voiture de police, et un vieux tas de ferraille qui semblait vivre ses derniers instants. La police enlevait ses rubans jaunes lorsque je me suis arrêtée. J'avais facilement deviné à qui pouvait bien appartenir la troisième voiture.
Après m'être garée, je suis sortie de la voiture en prenant soin de ne pas oublier le petit couteau de poche que j'avais dans la console. Je suis allée vers le tacot pour m'assurer qu'il n'y avait personne à l'intérieur. Le policier, assis dans son coin, m'observait attentivement – mais considérant qu'il était commun, à Tucson, de se faire obersver ainsi, je ne pris pas ce regard à cœur.
Il n'y avait, sans aucune surprise, personne dans la voiture ; le Retraité devait alors être quelque part dans le parc. Je dépliai mon couteau d'une main et pris mon téléphone dans l'autre au cas où j'eusse besoin d'enregistrer quelque chose. Ou d'appeler les urgences. Je jetai un coup d'œil derrière moi pour voir le policier et, évidemment, il était encore en train de me reluquer. Je le saluai d'un hochement de tête et m'aventurai sur le chemin de terre à la recherche du Retraité.
Je fus déjà fatiguée et déshydratée au bout d'à peine cinq minutes. Et je me sentais pitoyable. Je m'étais très vite mise à m'interroger sur les raisons qui pouvaient pousser quelqu'un à faire tout ce que je faisais. Cependant je persévérais, poussée par deux uniques raisons : l'homme était étrange, et moi, j'étais curieuse.
Je me dirigeais vers la plus grande colline des alentours en espérant pouvoir apercevoir un signe du Retraité. Le soleil s'était enfin couché mais, arrivée au sommet, je ne vis aucune lumière. Je m'en voulais. Pourquoi avais-je autant tenu tête ? Je me sentais aussi bête que ces théoriciens du complot et leurs chapeaux en aluminium. Je baissai les yeux, gênée, pour me préparer à la marche de la honte qui m'attendait sur le retour vers ma voiture. Mais soudain, j'entendis un grognement. Un grognement grave et guttural.
Des frissons descendirent le long de mon dos et le sentiment de sécurité que m'avait procuré mon couteau de poche s'était dissipé à l'idée de devoir tuer un puma avec une lame courte de huit centimètres. Je me retournai doucement afin de faire face à la bête, gonflant ma poitrine du mieux que je pouvais pour paraître plus imposante. Je pensais que mon amour des documentaires animaliers me sauverait, mais c'était avant de poser les yeux sur la bête.
La chose se tenait sur deux jambes, mesurait un mètre peut-être, et avait de gros yeux rouges et des pics le long de sa colonne. De la salive s'écoulait de sa bouche, traversant ses dents aussi tranchantes qu'un rasoir. Elle se pencha en avant, renifla l'air, puis cliqueta ses griffes entre elles. Ce n'était clairement pas un puma.
« Tío avait raison, prononçai-je à voix basse avant de m'adresser à lui. T'es le Chupacabra, n'est-ce pas ? » Aucun signe ne montrait qu'il comprenait ce que je disais mais ça valait la peine d'essayer.
« Très bien, mijo, je ne veux pas te faire de mal, » lui dis-je en brandissant mon couteau. Je me serais moquée de moi-même si je n'étais pas déjà occupée à gérer ma propre crise de panique. Mes tentatives d'intimidation ne marchèrent malheureusement pas et le monstre s'avança de quelques pas vers moi. J'essayais de ralentir mon rythme cardiaque par de profondes inspirations mais ma vision s'était déjà verrouillée et ne portait plus que sur le Chupacabra. Je me reculais doucement de manière à m'éloigner de lui. Je pensais pouvoir peut-être m'enfuir, eussé-je pu prendre suffisamment d'avance.
“Ne bouge pas, souhaitais-je du fond du cœur. Ne bouge pas. Ne bouge pas. Ne bou... » CRAC !
Je tressaillis et fermai fort les yeux, réalisant ce que je venais tout juste de faire. C'était une branche tombée d'un arbre, au beau milieu de mon chemin, et le bruit de mon pied la cassant en deux alerta le monstre de mon plan de fuite. Il me montra ses dents en un grognement aigu, ouvrant si grand sa gueule qu'on aurait dit qu'elle se fût déboitée. Décollant à une vitesse folle, il chargea sur moi, réduisant la distance qui nous séparait avant même que je ne réagisse.
En une avancée brusque, il plongea ses griffes dans mes épaules et me fit tomber au sol. J'empalai le monstre avec mon couteau en hurlant de douleur. Je l'avais planté dans le ventre en tournant ma main sur elle-même, ce qui déclencha un hurlement que la douleur empirait. Nos deux abdomens se touchaient, devenant chauds et humides par l'écoulement de son sang sur moi. Malgré sa blessure, il planta ses griffes encore plus profondément en moi. Je me tordais de douleur ; je pensais que j'allais mourir. J'attrapai sa gorge avec nonchalance, essayant de repousser ses si nombreuses dents, mais je sentais mes bras s'affaiblir face à la force du monstre.
Je réussis rapidement à ramener mes genoux contre ma poitrine puis me servis de celle-ci pour repousser le monstre. Je réussis à m'en éloigner d'une quinzaine de centimètres ; les bras du monstre ne pouvaient alors plus m'atteindre et me transpercer les épaules de leurs griffes comme ce fut arrivé plus tôt. Grâce à la courte distance qui nous séparait maintenant, je pus voir que son sang n'était pas de couleur normale mais d'un vert toxique scintillant au clair de lune.
« C'est tellement... argh... dégueulasse, hombre, » réussis-je à dire, mais le sang avait déjà commencé à me recouvrir les cuisses jusqu'aux genoux. En quelques secondes, mes jambes étaient devenues si suintantes de son sang qu'elles me lâchèrent et glissèrent le long des grasses écailles du Chupacabra.
Désavantagée, le sentiment de terreur croissant me submergea. J'allais mourir ici. Le Chupacabra allait me tuer à cause de mon aventure nocturne dans le désert. Tío m'avait prévenue. J'allais mourir et la police dirait que c'était l'œuvre d'un puma. J'allais mourir car un drôle de mec en sandales-chaussettes avait volé une carte routière à la boutique de mon père.
Et alors que j'étais allongée là, fixant le monstre dans les yeux pendant que son grognement me fouettait le visage, perdant le contrôle de chacun de mes sens, la bête s'arrêta. Il y eut une sorte d'éclair puis plus rien. Les pupilles de ses yeux rouges vifs se tournèrent vers l'intérieur de son crâne et son corps se ramollit contre le mien. Je peinais à comprendre ce qu'il se passait mais mes sens me revinrent après un court instant. J'entendais des pas approchant à ma gauche, craquant dans le sable.
« Tout va bien ? » me demanda-t-on ; je ne savais pas trop quoi répondre. Il était évident que tout n'allait pas bien mais il aurait sûrement été impoli de répondre par la négative après avoir été sauvée ainsi. Je levai la tête et le vis. Le Retraité – c'était lui, s'approchant de moi. Lorsqu'il arriva à mon niveau, il posa par terre le fusil qu'il avait en main. Métallique et brillant, il y avait dessus plusieurs boutons lumineux ; une sorte d'engin à la Star Trek. Il s'agenouilla et me dégagea du corps du Chupacabra puis il m'aida à me relever. C'est à ce moment là que je réalisai qu'il portait la même chemise que celle de la photo du vieux journal ; elle était cette fois-ci couleur vert canard et non plus en teintes de gris. Il dépoussiéra mes épaules et inspecta mes blessures.
« T'es blessée», dit-il sèchement tout en ignorant mon interrogation, puis il retourna d'où il venait. Il avait laissé tomber une mallette à une dizaine de mètres de moi. Il revint avec celle-ci, la posa au sol et l'ouvrit. Elle était vide à l'exception d'un compartiment qui était recouvert de boutons. Il appuya sur l'un deux, celui avec un signe « plus », et soudainement l'intérieur vide de la mallette se mit à briller. De la lumière étincella et du matériel y apparut.
« Qu'est-ce que c'est ? demandai-je au Retraité tandis qu'il fouillait dans sa mallette et en sortit une petite bouteille de ce qui ressemblait à du dentifrice.
– Un kit de voyage interstitiel, me répondit-il comme si je me devais de savoir ce que ça voulait dire ; mais il remarqua ma confusion et continua. J'ai accès à n'importe quel kit existant dans le coffre grâce à un simple bouton. Trousse de secours, matériel de cuisine, de rafistolage... J'en ai une centaine. Mais allez, d'abord je vais te remettre sur pieds. » Il ouvrit la bouteille, l'approcha de mon épaule blessée et la pressa, ce qui fit sortir un gel qu'il appliqua sur mes blessures.
« Ce qui me fait marrer, d'ailleurs, c'est que mon kit de navigation ne fonctionne pas. On n'a pas de satellites, par ici, me dit-il en rigolant. Je compris alors la nécessité de la carte.
– Et c'est qui, ce ''on'' ? » demandai-je. Chacune de ses réponses ne m'apportait que davantage de questions. J'hésitais entre rester ici afin d'en savoir plus, et m'enfuir dans la direction opposée.
Ma peau chauffait à l'endroit où il avait appliqué le gel. La douleur était semblable à une piqûre de guêpe. Je baissai la tête pour voir mon épaule et ne crus pas un seul instant à ce qu'il se passait sous mes yeux. Mes blessures se refermaient comme si on les suturait. En quelques secondes, les blessures avaient totalement disparu.
« Tu risques d'avoir mal pendant un petit moment mais ça ne s'infectera pas, me dit le Retraité en inspectant mon épaule pour s'assurer que tout aille bien.
– Vous ne m'avez pas donné de réponse, lui dis-je en l'incitant à m'en donner une ; j'eus le droit à un regard agacé en retour mais il finit par me répondre après avoir baissé les yeux.
– Je suppose que je n'ai pas le choix, répondit-il d'un œil suspicieux. La bête que vous appelez chez vous el Chupacabra n'est pas originaire de votre planète. C'est un être transdimensionnel d'un système solaire lointain. Elle a échappé à la surveillance de la police de ma planète, dont je fais partie. Elle s'est écrasée sur ta planète il y a quelques décennies.
– Vous êtes en train de me dire que vous venez d'une autre planète ? lui demandai-je, déconcertée. Vous êtes un flic d'un autre système solaire, et le légendaire Chupacabra est un être quoi ?
– Un être transdimensionnel, répététa-t-il. Ces créatures ne sont pas, contrairement à nous, limitées à trois dimensions. Elles peuvent traverser la dimension du temps. Alors que les scientifiques de ma planète ont eu besoin de découvrir comment créer une machine dans le temps, le Chupacabra, lui, n'a pas besoin d'aide technologique. Pour lui, c'est biologique. C'est évolutif.
– Donc... c'était la même bête à chaque fois ? demandai-je pour tenter d'y voir plus clair.
– Exactement, me répondit-il. La légende a beau exister depuis plus de vingt ans sur ta planète, je ne le cherche en réalité que depuis quelques semaines. » Il parlait d'une manière si détachée que je me sentais obligée de le croire. Rien ne faisait sens à mes yeux mais qui étais-je pour débattre avec un homme apparaissant dans de si vieux journaux ?
« Qu'en est-il de Gérald Krantz ? l'interrogeai-je.
– C'est une couverture, tout comme cette histoire de touriste, répondit-il en haussant les épaules. Maintenant, je pense qu'il est temps qu'on se sépare.
– Et qu'est-ce qu'il va se passer après ce qu'il vient de ce produire ici ? »
J'avais lancé ma question tel un coup de feu à tir rapide mais le Retraité resta silencieux. Il retourna à sa mallette et appuya sur un nouveau bouton. Un éclair chatoyant se fit voir puis un petit objet rectangulaire, ressemblant à un appareil photo, fit son apparition à l'intérieur. Il prit dans ses mains ce semblant de caméra et se tourna vers moi.
« Désolé, petite, soupira-t-il. Il souleva l'objet en l'air et je m'attendais au pire.
– Qu'est-ce que... Qu'est-ce que vous allez me faire ? Me brouiller le cerveau ? Me... Me tuer ? bredouillai-je en tendant mes mains en avant. Je vous en supplie, je ne dirai rien à personne. Qui voudrait me croire ? Vous voyez bien comment les gens réagissent à ces histoires de Chupacabra. Ils prennent ça à la rigolade ! »
Et soudain, il s'arrêta.
«Mh, dit-il en abaissant la non-caméra.
– Mh ? répétai-je.
– T'as peut-être raison, » dit-il en un haussement d'épaules. Il porta alors son attention sur le corps du Chupacabra. Il rapprocha sa valise auprès de celui-ci et pressa un bouton au motif ressemblant à un symbole Wi-Fi, puis il ouvrit la mallette après qu'un éclair de lumière émana de celle-ci. À l'intérieur, plusieurs petits disques pas plus grands que ma paume de main ; il les prit et les disposa sur le corps de la bête. Quelques secondes plus tard, les disques se mirent à clignoter et le Chupacabra disparut jusqu'à ne plus être.
« Ça y est, c'est fait, déclara le Retraité avec un regard vide.
– C'est fait ? réitérai-je.
– J'ai envoyé le corps de la bête, votre Chupacabra, sur mon vaisseau. Il sera bientôt renvoyé verss notre monde, dit-il, ce qui veut alors dire, j'imagine, que vous n'avez plus aucune preuve. Donc, c'est fait. Tu n'es pas d'accord ?
– Je suis libre, alors ? » demandai-je. J'étais sceptique quant au fait qu'il me laissât partir si facilement. Une minute auparavant il avait voulu m'effacer la mémoire ou même me tuer, dépendant de ce que m'aurait fait cette machine.
Il haussa encore une fois les épaules.
« Peut-être, ou peut-être bien que tu pourrais nous être utile. Ça ne ferait pas de mal à Gérald Krantz d'avoir un contact sur cette planète au cas où il serait amené à y revenir un jour. Alors rentre chez toi, retourne à tes occupations habituelles. Fais comme si rien de tout ça ne s'était produit et un jour peut-être nous t'appellerons pour nous soutenir dans notre protection de ta planète et la dissimulation continuelle de la nôtre. »
Suivant ses derniers mots, il tendit son bras pour regarder sa montre et appuya sur un bouton à sa surface. Une lumière d'un blanc pur l'entoura et son corps scintilla comme celui du Chupacabra avant lui. Bientôt il disparut d'en face de moi.
« Téléporte-toi, Scotty, » gloussai-je en levant les yeux vers la nuit claire. Je n'y vis aucune trace de son vaisseau mais je savais qu'il m'observait de là-haut. Je m'étais attardée quelques temps jusqu'à ce que la fraîcheur de la nuit me rattrapât puis je retournai vite à ma voiture, me demandant si je reverrais, un jour, le Retraité.
A. T. Olvera habite à Tucson, en Arizona, où i.elle travaille en tant que professeur pour des élèves à besoins particuliers. I.elle est le cofondateur et éditeur de Prismatica Magazine. @AT_Olvera
Traduit par a. a. l
Traductrice basée en France @bracabena